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The Pan African Music Magazine
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Xica da Silva, l’affranchie brésilienne devenue reine 

Xica da Silva, figure de l’histoire noire au Brésil, est devenue un symbole. Depuis les années 60, elle refait surface dans les carnavals comme au cinéma et dans les chansons. Retour sur l’histoire d’un personnage de légende, et pourtant bien réel.

Lancé en 1976, África Brasil est l’album de Jorge Ben le plus emblématique et le plus encensé de sa discographie. Fusion électrisante de sons brésiliens, d’afrobeat hypnotique et de soul funk américaine, il célèbre l’identité noire et la conscience afro-brésilienne. Inspiré par un récent voyage en Ethiopie, le pays d’origine de sa mère, Ben y raconte l’épopée de ces héros noirs longtemps mis de côté dans les livres d’histoire, telle la torride Xica da Silva, d’abord esclave puis femme de pouvoir après être devenue, au XVIIIe siècle, la concubine de João Fernandes, un richissime dignitaire du régime.

Le morceau est une commande du cinéaste Cacá Diegues pour son film éponyme, et résume de manière affectueuse, voire amoureuse, la vie festive et tumultueuse de cette Cendrillon brésilienne hypersensuelle. Utilisant le son des cloches agogôs et le roulement des tambours atabaques pour reproduire l’ambiance sonore de la senzala (habitation destinée aux esclaves) au temps de l’esclavage, Jorge Ben détaille l’environnement du personnage, reprenant pratiquement mot pour mot le texte de présentation du film que le réalisateur lui a envoyé par la poste. Il souligne surtout l’émancipation réussie d’une affranchie à l’allure exubérante que l’on devait traiter comme une reine, et s’attarde sur l’image que Xica da Silva renvoyait aux nobles et aux bourgeois de l’époque : respectée, mais aussi enviée, crainte et détestée. 

C’est l’actrice Zézé Motta qui incarne Xica à l’écran. Icône de la beauté noire au sourire guerrier, au corps musclé et aux cheveux crépus, elle interprète un personnage bien différent des esclaves présentes dans le cinéma brésilien, jusqu’alors décrites comme victimes ou domestiques maternantes : une femme noire séductrice, sexuellement insatiable, qui choisit ses partenaires et qui va au bout de ses désirs. Une femme décomplexée typique des années 1970, à la sexualité assumée, qui défile dans la rue dans des tenues extravagantes sous le regard des habitants médusés.

Au cinéma et à la télé : une figure controversée

Selon Cacá Diegues, Xica da Silva ne parle pas de l’esclavage mais bien du droit au plaisir. « Mon souhait était de rompre avec la mélancolie de ma génération et de faire une fable politique », écrira-t-il dans ses mémoires. Une position critiquée par une partie de la gauche radicale, qui juge la représentation de l’esclave noire trop équivoque et surtout trop érotique. Celle-ci aura de nouveau l’occasion de se déchaîner quelques années plus tard lors de la diffusion de septembre 1996 à août 1997 des 231 épisodes de la télénovela de TV Manchete, Xica da Silva, reprise en 2005 par la chaîne SBT, accumulant les stéréotypes de la concubine lascive. 

Dans le Brésil de 1976, l’histoire de ce scandale interracial et de cette ascension sociale ne pouvait pourtant que mal se terminer. Depuis le coup d’état de 1964, le pays reste dirigé par une junte militaire, même si de graves difficultés économiques obligent celle-ci à relâcher un peu la pression autoritaire. Les mouvements féministes et la conscience noire commencent à peine à émerger et seule l’évocation d’une expérience fugace de la libération dans un monde esclavagiste est tolérée. Dans ces conditions, le film de Diegues met en scène un personnage fictif, celui du comte de Valadares, engagé pour remettre de l’ordre dans la colonie. Ce dernier ramène de force João Fernandes au Portugal et Xica est chassée de la ville. La morale est sauve : l’oppression et l’exploitation reprennent le dessus.

Porté par son traitement carnavalesque et par le charisme de Zézé Motta, le film de Cacá Diegues est un énorme succès. Poèmes, romans, livres pour enfants, télénovelas, documentaires et pièces de théâtre s’emparent à leur tour du personnage de Xica. En 1977, Zézé Motta reprend sur la face B de Baba Alapalá (Gilberto Gil) la chanson de Jorge Ben qui lui va si bien, suivie l’année suivante par Miriam Makeba, et par le duo Gilberto Gil/Milton Nascimento en l’an 2000.  Sans oublier le combo disco Boney M, qui, sur un texte et une musique originale, a fait de l’affranchie au mitan des années 1980 une espionne au service des opposants à l’esclavage et à l’oppression raciale.

Xica, du mythe à la réalité

Avec Xica da Silva, le Brésil redécouvre l’une de ses figures mythiques, qui deviendra au fil des années sujet de nombreuses recherches. Mais qui était vraiment Xica da Silva ? Grâce à Júnia Ferreira Furtado, professeur à l’université fédérale de Minas Gerais, qui publie en 2003  Chica da Silva e o contratador dos diamantes : o outro lado do mito (Chica da Silva et le marchand de diamants : la face cachée du mythe), on en sait désormais un peu plus sur cette esclave devenue figure de la haute société. L’historienne s’appuie sur des cartes, des testaments, des lettres, des contrats commerciaux, des recensements, des affranchissements, des baptêmes et des registres ecclésiastiques pour démêler le mythe de la réalité et montrer comment l’esclave affranchie a utilisé sa sexualité au lieu de la rébellion armée pour améliorer son statut social.

Francisca da Silva naît aux alentours des années 1730 dans la communauté de Milho Verde, dans l’état du Minas Gerais, connu pour ses mines d’or, de pierres précieuses et de diamants, d’un père portugais blanc et d’une mère esclave africaine originaire de la « Guinée » elle même esclave d’une ex-esclave (les Portugais appelaient Guinée la région de la Costa da Mina, entre le Ghana et le Nigeria). Elle est donc métisse. En 1749, elle est vendue à Manuel Sardinha, médecin, juge et propriétaire d’une mine d’or,  chez qui elle travaille comme domestique. Deux ans plus tard, Sardinha accusé de concubinage avec trois de ses esclaves dont Chica, avec qui il a eu un fils, la revend à un prêtre, José da Silva Oliveira, dont elle gardera le nom. Celui-ci revend Chica à son tour à João Fernandes de Oliveira, gouverneur général du Tejuco (l’ancien nom du district de Diamantina), qui lui aussi possède une mine d’or, contrôle toute l’extraction des diamants et est aussi riche que le roi du Portugal.

En 1753, João Fernandes accorde la liberté à Chica qui devient sa concubine, acquérant ainsi les privilèges de l’élite blanche brésilienne. Elle a 23 ans et va passer 17 années de sa vie aux côtés de son concubin, tous deux servis par de nombreux esclaves. Elle donnera le jour à 13 enfants, dont cinq garçons qu’elle enverra au Portugal pour étudier dans les écoles et universités réservés aux blancs, et qui accéderont à une position sociale élevée, à des métiers de juge, ou d’officier. Tous hériteront de l’immense fortune du couple, de même que leurs soeurs, devenues religieuses ou concubines de riches Portugais.

Si la vraie Chica se montre prudente dans la gestion de l’avenir de ses enfants, elle profite largement de la fortune de João Fernandes, dépensant sans compter comme le raconte le film, et se faisant construire un palais somptueux, avec un lac intérieur creusé au milieu des montagnes : « En tant qu’affranchie, elle vivait dans un manoir à deux étages, possédait de beaux bijoux, une garde robe complète, avec cape, chaussures en soie et chapeaux hauts, indique Júnia Ferreira Furtado. Elle avait 104 esclaves pour les travaux domestiques, l’élevage du bétail, l’agriculture et l’exploitation minière. » À tel point que la voilà surnommée Chica-que-manda (Chica la patronne), non seulement par ceux qui jugent d’un mauvais œil l’ascension démesurée de cette ancienne esclave, mais aussi par toute une partie de la communauté qui, au contraire, la respecte.

L’union avec le puissant gouverneur a effectivement permis a Chica de s’élever socialement et de gagner des privilèges. Celui notamment de fréquenter les églises et les confréries religieuses qui soutiennent les personnes de couleur. Bien qu’elle possède elle-même de nombreux esclaves, noirs ou métis,  elle leur accorde certaines libertés (baptêmes, mariages, enterrements chrétien et affranchissements), fait des dons à des ordres religieux, donne des bals et promeut des pièces de théâtre, bref tout ce qu’on attendait d’une femme de la bonne société de l’époque.

Contrairement à l’image véhiculée, la vraie Chica n’est pas une mangeuse d’hommes. Elle est et restera fidèle à João Fernandes jusqu’au départ de ce dernier pour le Portugal en 1770 pour régler la succession familiale. Il ne reviendra jamais et mourra en 1779. Chica lui survivra encore 17 ans et s’éteindra à son tour en 1796. Son enterrement dans une église blanche, en grandes pompes, est le dernier des actes d’une femme qui voulait s’intégrer dans la société blanche et qui a réussi, grâce à une parfaite maîtrise des systèmes de domination, à soutenir pouvoir et honneur pour elle-même et ses descendants.

D’où vient alors ce mythe de la femme, noire de surcroit, qui conquiert sa liberté grâce à ses capacités à séduire l’homme blanc ? Les premières traces d’une Chica manipulatrice apparaissent dans les écrits de Joaquim Felício dos Santos, un de ses lointains descendants, qui publie en 1868 Memorias do distrito diamantino (Mémoires du district de Diamantina). Elle y est représentée sous les traits d’une mégère corpulente et sans attraits, brutale, hautaine, machiavélique et capricieuse, qui ensorcelle un João Fernandes défiant, tel un despote, les autorités de la métropole, jusqu’à l’arrivée, dans la colonie, du comte de Valadares, personnage totalement inventé par l’auteur, qui ramène le gouverneur sur le droit chemin.

Le Carnaval consacre Xica rebelle 

Dans le Brésil esclavagiste du XIXe siècle qui résiste encore à l’abolition, où les relations sexuelles entre esclaves et maîtres blancs relèvent plutôt du viol ou de l’exploitation, ce genre de récit convient parfaitement. Si Chica fascine pour son destin hors du commun, elle reste le stéréotype de l’esclave sensuelle et insoumise qui finit par tout perdre et qui disparaît de la colonie. Nombreuses en fait ont été les Chica, ces anciennes esclaves qui vivaient comme des bourgeoises, se mêlant à la société blanche, mariées ou en concubinage avec des hommes de pouvoir. D’autres travaillaient et pratiquaient le commerce, mais la société brésilienne a réussi à effacer leur mémoire et seule la trace de Chica est restée.

Figure de l’imaginaire national depuis les temps coloniaux, le mythe de Chica finit par s’éteindre pour refaire irruption près d’un siècle plus tard sous les traits d’une Chica noire, séduisante et raffinée dans le recueil de poèmes de Cécilia Meireles Romanceiro da Inconfidência, publié en 1953, puis métisse cinq ans plus tard dans une pièce du dramaturge Antonio Callado. O Tesouro de Chica da Silva valorise cette héroïne victorieuse de sa condition et en fait un symbole de la lutte contre la discrimination raciale.

C’est aussi le point vue adopté par Fernando Pamplona et son partenaire Arlindo Rodrigues, les scénographes de l’école de samba de Rio Acadêmicos do Salgueiro, pour leur enredo (thème) de 1963 consacré au personnage de Chica da Silva et construit à partir des écrits de Cécilia Meireles. La négritude dans le samba enredo est une invention du Salgueiro : les écoles de samba ont toujours été un lieu d’affirmation noire, mais culture et identité noire sont les marques de fabrique de l’école, qui a décliné cette thématique lors de défilés précédents avec Romaria a bahia (1954) Navio negreiro (1957) Quilombo dos Palmares (1960) et Vida e obra de Aleijadinho (1961). 

Sal 60

Pamplona est un Intellectuel noir, professeur de l’école des beaux arts et pionnier des études de la culture populaire. Pour illustrer Chica da Silva, il a fait appel à Mercedes Baptista pour ses chorégraphies de ballet style afro. Première femme noire à entrer au Théâtre Municipal, sa carrière a été influencée par le Théâtre Expérimental Noir d’Abdias Nascimento. C’est Isabel Valença, la femme du président du Salgueiro, qui incarne une Chica noire devenue Xica, majestueuse et imposante avec sa perruque française en nylon d’1,10 m de haut ornée de perles semi précieuses. Son  déguisement de plus de 25 kg, serti de paillettes et de cristaux multicolores, a couté les yeux de la tête.  Autour d’elle, 12 couples dansent le menuet en tenue d’époque, tandis que résonnent les tambours. Du grand spectacle ! Le public est ravi, les photographes et les journalistes aussi. Le lendemain, l’ensemble de la presse carioca reviendra sur le parcours de la belle esclave noire oubliée de tous et sur son histoire d’amour avec João Fernandes. Le défilé du Salgueiro aura été tellement marquant, que pas moins de 12 autres samba enredos évoqueront par la suite le mythe de Chica da Silva.

En 1963, Acadêmicos do Salgueiro remporte haut la main le titre de champion du carnaval. Cette année-là, à Rio, les écoles de samba défilent pour la première fois sur la large avenue Président Vargas. Dans les tribunes, non loin de Kirk Douglas, le jeune Cacá Diegues assiste au spectacle. Il vient de terminer Ganga Zumba, son film consacré à l’épopée de Palmares, un royaume d’esclaves marrons qui a tenu tête au XVIIe siècle aux armées coloniales portugaises. Emballé par le premier black is beautiful de l’histoire du carnaval, Cacá Diegues n’aura de cesse de refaire défiler Xica. Treize ans plus tard, c’est chose faite, cette fois au cinéma, au son d’un thème entêtant signé Jorge Ben. Une Xica puissante et rayonnante, une reine au nom scandé et répété comme pour retrouver la mémoire du passé des civilisations noires d’avant l’esclavage.

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